Premier jour d'école
Par Alain Amariglio le samedi 3 septembre 2016, 02:25
— Bonjour. Bienvenue dans la classe 6.
Je prends mon temps afin de retrouver doucement la réalité et d’observer les petits inconnus dont les regards convergent vers moi.
Je suis le seul nouveau.
J’ai composé avec soin ma tenue de rentrée. Un maître d’école ne s’habille pas comme un cadre de la Défense. Ni comme un élève.
Ma grand-mère portait la blouse. Un autre monde.
J’ai opté pour un costume neuf noir, souple, décontracté, une chemise blanc cassé, renoncé à la cravate. Mes instituteurs la portaient mais je l’aimais déjà peu dans ma vie d’avant. J’ai soigneusement ciré mes chaussures et mon beau cartable en cuir. Pour la première fois depuis longtemps, j’ai réglé ma montre automatique et l’ai glissée à mon poignet. À l’école, on ne plaisante pas avec l’heure.
Enfin, j’ai accroché mon stylo-plume fétiche, en or, à la poche de ma chemise.
Je suis aussi impeccable que la salle de classe.
Mais je ne connais pas mes élèves, je ne connais pas ce quartier, je ne connais pas le métier.
Je crois me souvenir de mon nom.
Ma main droite l’écrit au tableau tandis que j’annonce :
— Je suis le maître de la classe 6, nous allons travailler ensemble pendant cette année scolaire.
Je réfléchis avant chaque geste. On m’a prévenu que tout se joue le premier jour. Qu’il faut être impitoyable. Ne pas sourire. Ne rien laisser passer. Rester détendu.
Ces injonctions contradictoires se télescopent.
— Écrivez au feutre votre nom sur la feuille, écrivez aussi CE 2 ou CM 2, pliez la feuille en deux et posez-la devant vous, s’il vous plaît.
Je vois réapparaître les noms de ma liste. Ils ne sont plus rangés par ordre alphabétique, mais complètement mélangés et associés chacun à un visage. Je fais l’appel. Deux absents.
Non, un retardataire frappe à la porte.
Pantalon noir, baskets noires, T-shirt noir I love Paris,peau noire. Corps maigre, visage inquiet.
L’œil rond, les mouvements saccadés, le crâne rasé, font penser à un petit oiseau triste qui se serait trompé de saison. Il file vers une place libre au troisième rang et se glisse souplement derrière sa chaise, sans la déplacer ni presque la toucher.
Puis, sur sa feuille, écrit : Yacouba, CE 2.
Son entrée discrète est saluée par quelques murmures.
Comme des craquements à la surface d’un étang gelé.
Vite, au travail.
J’avais prévu un petit discours sur l’école, mais ce sera pour plus tard. Attaquons par la face nord.
Pour cette première séance, je m’adresse à toute la classe sans distinction de niveaux.
— Il y a plus de deux siècles de cela, en 1786 je crois, en Allemagne, un petit garçon qui s’appelait Frédéric faisait sa rentrée, comme vous. Il y avait un peu de bruit dans la classe, alors le maître a donné un exercice très long, pour avoir la paix. Il leur a demandé…
Je ménage mon effet.
— … de calculer la somme des 100 premiers nombres.
Remous.
— Mais ça ne s’est pas passé comme le maître l’avait prévu. À peine trois minutes plus tard, Frédéric venait le voir à son bureau. Il avait terminé.
Des mains se lèvent.
— Mais il avait juste ?
— Son résultat était juste, en effet.
— Comment il a fait ?
— Bon, alors justement, nous allons voir si vous trouvez. Vous êtes à égalité avec lui. C’est difficile. Frédéric a inventé une méthode à laquelle personne n’avait jamais pensé. Vous ne la connaissez pas. Vous pouvez l’inventer, vous aussi.
— Et toi, tu la connais ?
— Oui. Mais Frédéric a été plus fort que son maître. Et vous, vous pouvez être plus forts que moi. On m’a posé ce problème quand j’avais dix ans, comme les CM 2, et je n’ai pas trouvé.
— C’est vrai ?
— En général, je vous dirai des choses vraies… Vous aussi, j’espère. Les grands, et surtout les grandes, ont déjà le sens de l’humour. Un sourire illumine le joli visage de Léa, petite métisse des Caraïbes au regard intelligent et malicieux.
— Bon, nous sommes d’accord ? Je vous laisse quelques minutes. Je vais écrire des choses au tableau pour les CE 2, afin de les aider, parce que c’est plus difficile pour eux. Les CM 2 ont le droit de regarder, mais seulement une fois qu’ils pensent avoir bien réfléchi.
Tempête sous les crânes. Concentration. Tension. Le tiers de la classe s’est déjà lancé dans une décourageante addition géante, ce qui était bien l’idée de Herr Büttner lorsqu’il posa ce problème, mais…
— Je vous rappelle que nous cherchons une astuce qui nous permettrait d’éviter de longs calculs et, surtout, des erreurs.
Perplexité. Au tableau, sur la même ligne, je commence à écrire 1 + 2 + 3…, et je m’arrange pour arriver à droite du tableau à 50. Puis je m’arrête.
— Tu n’as plus de place.
— Je voudrais écrire la suite d’une certaine manière, trouver une astuce… Il reste de la place au tableau. Comment pourrait-on continuer ?
Diverses propositions fusent. Je triche en choisissant celle qui m’arrange et j’envoie au tableau la petite fille de CM 2 que j’avais déjà remarquée dans la rue. Nattes blondes, jupe bleue, c’est le portrait de l’élève modèle, mais elle semblait plus assurée tout à l’heure.
— Tu es forte en maths, Léopoldine ?
— Oh non, maître !
Un cri du coeur.
— Moi, je crois que si. Écris ce que tu nous as dit. C’est une bonne idée.
Et Léopoldine poursuit l’addition sur la ligne suivante, depuis la droite du tableau, à l’envers. Elle s’applique, tire un peu la langue, efface proprement avec l’éponge lorsqu’elle n’est pas satisfaite de son écriture, écrit « + 51 » sous le 50, « + 52 » sous le 49…
Le silence est prodigieusement attentif, et je prends soin de ne pas le rompre.
— Ça fait 101 ! Ça fait toujours 101 !
Plusieurs mains se sont levées, mais un élève au crâne aussi lisse que celui de Yacouba, à la peau aussi foncée, en survêtement orange, n’a pu s’empêcher de crier sa découverte. Maintenant il reste la main devant la bouche, embarrassé. Je lis sur sa feuille : Samba, CE 2.
— Tu es observateur, Samba, mais il faut lever la main. Est-ce que d’autres CE 2 ont compris ?
Presque tous.
— Léopoldine, tu peux nous aider en utilisant des couleurs ?
Léopoldine entoure les nombres par colonnes et trace de petites flèches colorées.
— 1 et 100 ça fait 101, 2 et 99 ça fait 101… Toutes les colonnes font 101 !
— Très bien. Tout le monde voit combien il y a de colonnes ? Je voudrais maintenant que vous écriviez une opération. Si certains peuvent trouver le résultat, c’est encore mieux, mais ce n’est pas obligatoire pour l’instant, en particulier pour les CE 2. Léopoldine, tu peux retourner à ta place, merci beaucoup.
Les élèves s’activent. Ils ont tous écrit quelque chose, une bonne moitié a trouvé.
— Qui vient écrire ça au tableau ? Toi, Maxime ?
Un élève de CM 2 paraissant davantage que ses dix ans, vêtu du sweat-shirt noir des All Blacks, vient écrire : 50 × 101 = 5 050.
— Très bien. C’est le résultat. Tout le monde a compris ?
Oui, dans l’ensemble, bien que certains CE 2 semblent un peu perdus.
— Nous recommencerons cet après-midi avec les CE 2, en utilisant un autre exemple, plus facile. Et je vous demanderai d’essayer de le refaire seul, en devoir.
— Mais alors, maître, on est aussi forts que Frédéric ?
— On est plus forts que toi ?
— On ne peut pas être plus forts que le maître…
— Bon. Vous n’êtes pas plus forts que Frédéric, parce que personne n’a trouvé entièrement seul. Quant à moi, je vous ai dit que je n’avais pas trouvé, mais, d’un autre côté, on ne m’avait pas aidé… Je ne vous connais pas encore. Il est tout à fait possible que vous soyez plus forts que moi, ce n’est pas très important. Ce qui compte, c’est que vous ayez compris deux choses. D’abord, ce que nous venons de faire ensemble. Cette petite astuce. Ensuite, qu’en réfléchissant on peut y arriver. Pas toujours… pas du premier coup… mais même si on ne trouve pas, on apprend. Nous sommes ici pour apprendre. Ce qui veut dire, parfois, faire des erreurs, se tromper. Ce n’est pas grave. Vous savez, j’ai
volontairement commencé par quelque chose de difficile. Cette année, ce sera souvent plus facile. Frédéric s’appelait Frédéric Gauss. En général, on l’appelle simplement par son nom de famille, Gauss. Quand il a grandi, il est devenu un grand mathématicien. On l’a surnommé le « Prince des
Mathématiques ».
Ce détail charme mes élèves.
— Nous avons sûrement dans cette classe des chevaliers des mathématiques, des comtes de la conjugaison, peut-être des ducs de la poésie. On verra. C’est par votre travail et votre concentration que vous pourrez le découvrir, le devenir. Bon, je crois que vous avez mérité une première récréation.
Dans l’escalier, pour la première fois, cette question qui reviendra souvent :
— Ce que tu nous as dit, maître, comment tu le sais ?
Extrait de Dans la classe, Éditions des Équateurs.
Ce premier chapitre est en libre téléchargement sur le site de l'éditeur.