Insight était alors un jeune Venture Capitalist (VC) américain de la côte Est, qui n’avait pas encore investi dans Twitter. Il voulait réaliser son premier investissement en Europe, dans le domaine de l’informatique décisionnelle. C’était la cible parfaite. Nos conseillers nous aidèrent à préparer un business plan à la hauteur de l’enjeu et nous fîmes la rencontre de Jerry Murdoch et Jeff Horing, les dirigeants du fonds.

À eux deux, ils étaient aussi contrastés que notre quatuor au complet. Jerry avait tout de l’enfant gâté, dilettante, impatient et émotif. Plutôt brouillon, terriblement intuitif. Jeff, lui, ne s’intéressait qu’aux chiffres. Jerry affichait sa spontanéité, jouait sur l’affect, changeait sans cesse de sujet, attendrissait nos défenses sans jamais perdre le nord. Soudain, son acolyte, qui s’était fait oublier, le temps de terminer ses calculs, reprenait la main et demandait des précisions sur les budgets, les effectifs, les salaires, les ventes. Des chiffres, encore des chiffres, toujours des chiffres, qu’il notait, compilait, recoupait avec la virtuosité d’un Paganini du tableur.

Aux premiers mots échangés, nous avons compris que nous étions en présence d’une espèce inconnue, plus redoutable que les petits carnivores que nous avions déjà rencontrés, et dont il nous fallait au plus vite percer les méthodes à jour. Ils avaient entre leurs mains la vie ou la mort de SLP et, à nouveau, nous devions réussir un examen décisif.

Pendant deux mois, Jeff et Jerry menèrent un audit plus approfondi que tous ceux que nous avions déjà subis de la part de nos actionnaires français, plus enclins à nous croire sur parole. Ce fut une alternance, parfaitement maîtrisée, de chauds et de froids dans tous les domaines. Interminables revues de chiffres pendant lesquelles Jeff pouvait relancer vingt fois les simulations, jusqu’à obtenir le résultat souhaité. Discussions passionnées sur la technologie et le marché, Jerry n’hésitant pas à les interrompre de digressions inattendues, ou carrément farfelues. Alors qu’il se contredisait fréquemment à quelques minutes d’intervalle, cette possibilité nous était évidemment interdite. Parfois, je me demandais s’il se laissait emporter par son tempérament ou si, jouant de son personnage, il nous testait. On lisait la réponse dans son regard, plus instructif sur les rapports entre les chats et les souris que des heures de reportages animaliers.

Les deux compères pouvaient ensuite nous convier à un dîner fin, au cours duquel Jerry chanterait, lyrique, la splendeur d’un Pommard, pendant que Jeff, dans son anglais de New York encore plus dépourvu d’articulation que de poésie, prétendrait avoir oublié nos prévisions de ventes à cinq ans et nous demanderait instamment de les récapituler, région par région.

Les jours suivants, il nous faudrait organiser des démonstrations approfondies de nos logiciels et des visites chez nos meilleurs clients, au cours desquelles Jeff et Jerry poseraient systématiquement les mêmes questions, pour recouper. Après quoi ils nous questionneraient encore sur tel développeur « critique », tel commercial irremplaçable, tel key people. Nous enchaînions les étapes en affinant notre compréhension des règles du jeu. Ce que nous avions d’abord pris pour de l’improvisation nous apparaissait maintenant comme une méthode bien rodée, qui nous surprenait moins souvent. Mais mêmes partiellement éventés, les pièges restaient redoutables. À tout moment, je m’attendais à entendre, comme à la PJ :
– On reprend tout depuis le début.

Du verdict final, nous ne savions rien, sinon qu’il serait énoncé sans états d’âme.



Extrait de « Il était une fois une start-up », Editions de la Différence.