Dans la douceur de la fin août, dernier dîner face à la mer pour la famille de Léopoldine. Demain, retour à Paris. Le père prend la voiture, la mère et les trois filles le TGV en première classe.
— Dans une semaine c’est la rentrée, les enfants. Il va falloir reprendre le rythme ! Ce soir, tout le monde au lit à huit heures et demie.
À Paris, Yacouba joue au foot. Malik ne quitte pas sa console. Divina se demande si elle sera dans la même classe qu’Aminata, qui regarde tranquillement la télé. Le père d’Aran replie la table du repas pour déployer le couchage des enfants.
Dans un petit village du Mali, devant la maison de sa grand-mère, Amadou observe avec fascination les mouvements d’un gros scarabée qu’il s’amuse à contrarier avec une brindille.



Une information. On m’aurait attribué un poste temporaire en ZEP parisienne, dans un quartier socialement mixte, pour la durée de l’année scolaire. C’est bien tard pour préparer la rentrée, d’autant que j’ignore encore le niveau de la classe.
Si je connaissais Yacouba, je pourrais lui dire qu’à onze heures du soir il devrait être au lit. Stella s’est couchée tôt, mais elle se tourne et se retourne sans pouvoir dormir. Elle donnerait tout pour être dans la même classe que ses copines.



L’école, enfin ! Si les enfants sont toujours en vacances, la ruche bourdonne déjà. Je gravis les marches d’un grand escalier desservant sur trois étages de longs et larges couloirs aux parquets fraîchement cirés. Là, dans leurs classes, les enseignants sont à pied d’œuvre. Les enseignantes, plutôt, les maîtresses. Elles trient des caisses de cahiers, comptent les manuels, s’échangent une boîte de feutres contre un paquet de gommes, décident de changer une dernière fois l’organisation des tables, réalisent qu’il leur manque des chaises, se disputent la grande échelle pour accrocher les affichages pédagogiques : carte de France, chronologie, rappels de conjugaison ou d’arithmétique… Le tout en musique, fenêtres largement ouvertes sur la cour déserte où le soleil brille.
Difficile de croire que dans deux jours tout sera prêt.
Classe 4… Classe 5… Classe 6. Fermée. La clé est accrochée avec une petite étiquette à mon nom.
J’ouvre la porte.
La pièce que je découvre ressemble moins à une classe qu’à un entrepôt. Des murs blancs, un plafond lépreux, une montagne de tables, une pyramide de chaises.
Ah, si. Quand même. Bien sûr.
Le tableau.
Magnifique.
Je m’approche, prends une craie, renonce. Je n’ose pas.
Sur le bureau, je trouve une liste d’élèves avec l’annotation PROVISOIRE. Les noms sont répartis en deux colonnes. En haut de la première je lis : CE 2. En haut de la seconde : CM 2.
Un double niveau !
J’en ai entendu parler, je pensais qu’il n’y en avait pas à Paris. Je croyais surtout que les débutants n’étaient jamais affectés en CP, en CM 2 ou en double niveau. Deux fois plus de travail. Mais, surtout, une mission délicate dont je n’ai aucune expérience.
Je me lance dans une tournée fiévreuse des librairies parisiennes, où j’achète compulsivement les ouvrages pédagogiques que je n’aurai pas le temps de lire.
Dans sa chambre, Léopoldine remplit l’étiquette de son cartable neuf Lola Espeleta, contrôle minutieusement le contenu de sa belle trousse violette sur laquelle un cheval se cabre, retaille un crayon, vérifie chacun de ses feutres, nettoie sa gomme. Enfin, elle compose sa tenue de rentrée : jupe bleue et gilet assorti, chemisier blanc, sandalettes. Parfait.
Aminata se demande quoi mettre avec ses bottes roses à coccinelles, seules chaussures encore à sa pointure.
Plutôt que d’aller à l’école, James aimerait poursuivre le perfectionnement du code secret auquel il a consacré une bonne partie des vacances. Il passe la main dans ses cheveux. Demain, c’est sûr, sa mère l’enverra chez le coiffeur.
Très loin, au Mali, Amadou aide sa grand-mère à faire la cuisine. Elle lui raconte des histoires de fourmis qui parlent et de morts qui ne sont pas morts. Il adore ça. Il ne pense pas à l’école.
Yacouba joue au foot. Il est content. Ses copains sont enfin rentrés de vacances. Avec Samba et Mamadou, les parties sont plus animées.
La maman de Malik lui a promis une nouvelle console pour la rentrée. Aujourd’hui, ils vont l’acheter.



Prérentrée. Pour les nouveaux, c’est le genre de journée dont on regrette qu’elle n’ait que vingt-quatre heures. Combien en faudrait-il pour être prêt ? Après des semaines d’inaction forcée, le paradoxe est rageant. Heureusement qu’on n’a pas le temps d’y penser. La directrice m’accueille et me salue avec timidité. Fleur est jeune. Trente, trente-cinq ans ? Une tignasse frisée, de jolis yeux noisette cerclés de lunettes métalliques, un visage doux aux traits fins, en partie dissimulé par une grande écharpe. Alors que les collègues sont encore en tenue d’été, cette écharpe mauve annonce la rentrée. Autre indice : une nervosité qui me ferait presque oublier la mienne.
Dans la vaste salle des maîtres dont les fenêtres donnent sur le vert des platanes, les maîtresses confirmées, plus détendues, apprécient l’instant. Café, croissants, retrouvailles, souvenirs de vacances, et ce petit vent chaud venant de la cour qui inciterait plutôt au farniente. Tour de table. Je voudrais tout noter dans mon cahier. Les prénoms des collègues, par exemple, que j’aurai oubliés dans cinq minutes. Je suis assis à côté de Christophe, le professeur de dessin. Nous sommes les seuls hommes de l’équipe et les maîtresses s’amusent de ce soudain doublement de la population masculine. Fleur commence par les affectations.
— Alain, tu prendras la classe 6, le double niveau CE 2-CM 2.
Ça se confirme. Elle me donne la liste définitive des élèves. De mes élèves. Je découvre des prénoms qui me seront bientôt familiers. Yacouba, Mamadou, Amadou, Léopoldine, Léa… Pendant que Fleur, dont le petit filet de voix domine difficilement le brouhaha, lit d’interminables instructions officielles et enchaîne avec les horaires de piscine, je me répète une phrase dont j’essaie d’épuiser le sens :
« Demain, je fais la rentrée avec des élèves de CE 2 et de CM 2. » J’ai beau la dire et la redire, elle me semble toujours aussi irréelle. Je pense à ma grand-mère, institutrice.
À mon maître de CM 2, M. Masson.
Serai-je à la hauteur ?



Léa, au lit depuis plus d’une heure, ne dort pas. Elle a trop chaud, se retourne, s’agite. Comme elle, partout en France, des millions d’enfants cherchent le sommeil. Pas Malik. Il vient de passer au niveau 8.
Yacouba regarde la télé.
Amadou profite de la douceur de la nuit malienne.
C’est dans le lyrisme de la Lettre aux instituteurs et institutrices, de Jaurès, que je cherche du réconfort. « Et comme il est aisé à l’instituteur, en quelques traits, de faire sentir à l’enfant l’effort inouï de la pensée humaine ! Seulement, pour cela, il faut que le maître lui-même soit tout pénétré de ce qu’il enseigne. Il ne faut pas qu’il récite le soir ce qu’il a appris le matin; il faut, par exemple, qu’il se soit fait en silence une idée claire du ciel, du mouvement des astres ; il faut qu’il se soit émerveillé tout bas de l’esprit humain qui, trompé par les yeux, a pris tout d’abord le ciel pour une voûte solide et basse, puis a deviné l’infini de l’espace et a suivi dans cet infini la route précise des planètes et des soleils »…
Facile.



Un peu partout, des réveils sonnent le début d’une journée pas comme les autres. Vu du ciel, ce doit être impressionnant. Le ballet qui débute s’achèvera par la mise en place de milliers de rangs dans toutes les écoles du pays. Tout à l’heure, mes élèves seront alignés dans la cour à l’endroit repéré hier, où j’ai affiché la composition de la classe. Pour l’instant ils sont en pyjama.
J’ai encore une bonne heure devant moi mais je me sens en retard. Je sors du métro et je file vers l’école par la rue déserte. Le ciel est bleu.



Ils convergent. Vers l’école.
Vers moi.
De la salle de classe, au deuxième étage, j’ai un point de vue sur la rue. Des dizaines de familles affluent tranquillement. Certains enfants venus seuls attendent sur le trottoir l’ouverture des portes. D’autres sont accompagnés de parents, de grands frères, de grandes soeurs ; on voit aussi des tout-petits qui feront plus tard une rentrée décalée à la maternelle. Qui sera dans ma classe ? Qui est Yacouba ? Qui est Léa ? Cette petite fille modèle qui vient d’embrasser sa maman, comment saurais-je qu’elle s’appelle Léopoldine ? Si elle se retournait, elle verrait sa mère essuyer une larme, mais Fleur vient d’ouvrir les portes et l’enfant, joyeuse, entre résolument dans l’école. Malik avance nonchalamment, les yeux rivés sur ses superbes tennis neuves, rouges et noires. Samba court pour rejoindre Mamadou. Yacouba court aussi, trop loin de l’école pour espérer arriver à l’heure. Le flux s’écoule. La marée monte. Il faut descendre.



La sonnerie comme dans un rêve.
S’avancer vers les élèves. Les saluer. Les compter. Exiger un rang parfait. Ne pas sourire. Ces conseils se bousculent dans ma tête pendant que mon pilote automatique a pris le relais. En ce premier jour, les élèves, impressionnés, adoptent spontanément un comportement impeccable. Montons.
Dans l’escalier, puis tout au long de l’interminable couloir, l’irréalité demeure. Je suis le maître. Ces enfants marchant deux par deux vers la salle de classe sont mes élèves. Certains me regardent par en dessous, d’autres m’adressent des sourires timides. Deux ou trois, mal réveillés, bâillent. Celui-ci, visage fermé, m’inquiète. Il avance tête baissée.
J’ouvre la porte.
Tout est en ordre.
J’en suis presque surpris, comme si je n’avais pas passé plusieurs heures hier à faire, défaire et recommencer. Tables et chaises sont maintenant alignées dans une géométrie savante exactement adaptée aux effectifs.
C’est une salle de classe.
Une vraie.
Regardons-la bien, elle n’aura plus jamais le même aspect.
Aussi propre. Aussi net. Sans une trace de pas, ni un grain de poussière.
Le tableau semble n’avoir jamais été utilisé.
L’éponge est neuve, l’eau du seau limpide, le chiffon propre.
Ça sent la cire.
Je n’ai pas eu le temps d’accrocher la moindre affiche. Hormis les couleurs du ciel et des arbres que l’on voit par la fenêtre, seule une carte du monde offerte par Médecins sans frontières égaie un peu les murs presque nus.
Mais les élèves arrivent.
Avec eux, les couleurs.
— Entrez. Prenez une place temporaire, je réorganiserai la classe plus tard. Les CE 2 à gauche, les CM 2 à droite. Sans bousculade, s’il vous plaît.
Ils entrent sans bruit, avec leurs gros cartables, puis attendent debout derrière les chaises.
— Asseyez-vous.
Je marche vers la porte, la referme lentement. On l’entend grincer dans le silence revenu.
À l’oral du concours, le jury m’a donné 20/20.
La vraie épreuve vient de commencer.


(Extrait de Dans la Classe )